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HÉSITATION Page 4
HÉSITATION Read online
Page 4
— Comme c’est gentil ! s’exclama Angela, soulagée. Dis-moi quand je peux passer.
— Je préférerais qu’on fasse cela chez toi, si ça ne te gêne pas. Je suis lasse de mes quatre murs. Charlie a levé ma punition hier soir.
— Vraiment ? se réjouit Angela. Toi qui te croyais condamnée à vie !
— Je suis aussi étonnée que toi. J’étais sûre qu’il ne relâcherait pas la garde avant le bac.
— En tout cas, c’est génial, Bella. Il faut que nous fêtions ça !
— Tu n’imagines pas comme je suis heureuse.
— Voyons un peu, pépia Alice en s’animant, comment pourrions-nous célébrer la bonne nouvelle ?
Sa conception d’une petite sauterie était toujours trop grandiose à mon goût, car elle avait tendance à en rajouter systématiquement.
— Quels que soient tes projets, lui dis-je, je doute d’être libre de mes mouvements à ce point.
— Ton père a levé ta punition, oui ou non ?
— Oui. N’empêche, il y a encore quelques restrictions. Ne pas sortir des États-Unis, par exemple.
Angela et Ben s’esclaffèrent, alors qu’Alice grimaçait, visiblement déçue.
— Alors, que fait-on ce soir ? insista-t-elle.
— Rien. Écoute, attendons quelques jours pour nous assurer qu’il ne plaisante pas. De toute façon, nous sommes en milieu de semaine.
— Très bien ! On organisera quelque chose ce week-end.
Son enthousiasme était décidément difficile à contenir.
— C’est ça, cédai-je pour l’apaiser.
Les bizarreries étaient exclues. Mieux valait y aller doucement et montrer à Charlie que j’étais mature et digne de confiance avant de demander une quelconque faveur. Angela et Alice se mirent à échafauder des plans, Ben délaissa sa BD et se joignit à leur conversation. Mon attention s’égara. Bizarrement, ma liberté retrouvée ne constituait plus un sujet aussi satisfaisant que quelques minutes plus tôt. Tandis que mes amis discutaient des opportunités qu’offraient Port Angeles, voire Hoquiam, je fus envahie par une certaine morosité, dont la raison ne tarda pas à s’imposer à moi.
Depuis que Jacob et moi nous étions séparés, dans les bois près de chez moi, une image particulière, persistante et dérangeante, n’avait cessé de me tourmenter. Elle surgissait à mon esprit à intervalles réguliers, telle une agaçante sonnerie de réveil réglée pour carillonner toutes les demi-heures, et m’imposait le visage de Jacob déformé par le chagrin. C’était le dernier souvenir que j’avais de lui. Cette réminiscence me frappait de nouveau et, en dépit des circonstances, j’identifiai la source de mon mécontentement — ma liberté était incomplète.
Certes, j’avais le droit d’aller où bon me semblait, sauf à La Push. J’avais le loisir d’agir comme je le souhaitais, pas de voir Jacob. Il devait bien y avoir un juste milieu.
— Alice ? Alice ?
La voix d’Angela me tira de ma rêverie. Mon amie agitait la main devant la figure figée et insondable d’Alice, une expression familière qui déclencha une vague d’affolement en moi. Ce regard vide indiquait qu’elle était en train de voir autre chose que la scène banale alentour, un événement pourtant réel qui se produirait, dans peu de temps au demeurant. Mon sang se glaça dans mes veines. Soudain, Edward éclata de rire, bruit naturel et détendu qui eut le don d’attirer l’attention d’Angela et de Ben, tandis que je continuais de fixer sa sœur. Celle-ci tressaillit comme si un de ses voisins lui avait donné un coup de pied sous la table.
— Tu fais déjà la sieste, Alice ? se moqua Edward.
— Désolée, se ressaisit-elle, je rêvassais.
— C’est toujours mieux qu’affronter encore deux heures de cours, commenta Ben.
Alice réintégra la discussion avec encore plus d’entrain qu’auparavant, un petit peu trop, même. Ses prunelles rencontrèrent celles de son frère, rien qu’un instant, avant de revenir se poser sur Angela. Personne ne s’en aperçut, à part moi. Silencieux, Edward jouait avec une mèche de mes cheveux.
Je guettai anxieusement une occasion de lui demander en quoi avait consisté la vision d’Alice, mais l’après-midi s’écoula sans que nous ayons une minute à nous. Cela me parut étrange, presque délibéré. En quittant la cafétéria, Edward s’attarda auprès de Ben pour lui parler d’un devoir dont je savais qu’il l’avait terminé. À l’interclasse, il se trouva systématiquement quelqu’un avec nous, alors que nous réussissions d’ordinaire à nous octroyer cinq minutes seul à seule. Lorsque la cloche annonçant la fin de la journée retentit, Edward se lança dans une conversation amicale et étonnante avec Mike Newton (!) et l’accompagna à sa voiture. Je leur emboîtai le pas, perplexe. Mike expliquait à Edward que son moteur avait des ratés.
— … pourtant, je viens de remplacer la batterie, disait-il, apparemment aussi étonné que moi par les attentions inattendues d’Edward.
— Un problème de câbles, peut-être ? suggéra ce dernier.
— Je n’y connais rien, en bagnoles. Je devrais porter la mienne au garage. Malheureusement, Dowling est trop cher.
J’ouvris la bouche pour proposer mon mécanicien personnel, la refermai. Le garçon en question était très occupé ces derniers temps — occupé à tourner en rond comme un loup géant dans une cage.
— Je me débrouille un peu, offrit Edward. Je jetterai un coup d’œil, si tu veux. Le temps de ramener Alice et Bella à la maison, et je suis ton homme.
Tant Mike que moi le dévisageâmes avec ahurissement.
— Euh… merci, répondit Mike, la surprise passée. Il faut que j’aille bosser, là. Une autre fois, peut-être.
— Pas de soucis !
— À plus !
Mike grimpa dans sa voiture en secouant la tête, incrédule. La Volvo était garée à deux places de là. Alice nous y attendait déjà.
— Qu’est-ce que ça signifie ? murmurai-je tandis qu’Edward me tenait la portière.
— Je rends service, c’est tout.
— Tu n’es pas aussi doué que cela en mécanique, mon cher, débita Alice à toute vitesse depuis la banquette arrière. Tu devrais demander à Rosalie d’examiner ça cette nuit, histoire de ne pas avoir l’air ridicule quand Mike décidera de recourir à ton aide. Remarque, ce serait rigolo de voir sa réaction si Rosalie débarquait à ta place. Mais vu qu’elle est censée être en fac, à l’autre bout du pays… Dommage ! Enfin, pour la voiture de Mike, tu suffiras sûrement. Seules les belles sportives italiennes te donnent du fil à retordre. À propos d’Italie et des sportives que j’y ai volées, tu me dois toujours cette Porsche jaune. Et je n’ai pas envie de patienter jusqu’à Noël…
Je cessai de l’écouter au bout d’un moment, et son débit rapide se transforma en bourdonnement de fond tandis que je me résignais à attendre. Il était clair qu’Edward évitait mes questions. Très bien. Il serait assez tôt seul avec moi. Ce n’était qu’une question de temps. Il dut le comprendre aussi, car il déposa Alice à l’entrée du chemin menant chez les Cullen au lieu de la conduire jusqu’à la maison. Quand elle descendit, elle lui lança un regard inquisiteur. Lui était parfaitement à l’aise.
— À plus tard ! lui dit-il en hochant le menton de façon presque imperceptible.
Alice s’enfonça dans les bois. Sans un mot, Edward fit demi-tour et reprit la route de Forks. Allait-il aborder la question de lui-même ? Non, apparemment. Ces tergiversations me rendirent nerveuse. Que diable Alice avait-elle vu durant le déjeuner ? Quelque chose dont il ne tenait pas à me parler ? Pour quelle raison ? Il valait mieux que j’envisage tout et son contraire avant de l’interroger si je souhaitais ne pas flancher et lui donner l’impression que je n’étais pas capable d’encaisser la nouvelle, quelle qu’elle soit.
Un silence pesant régnait dans l’habitacle quand nous arrivâmes chez Charlie.
— Pas beaucoup de devoirs, ce soir, commenta Edward.
— En effet.
— À ton avis, suis-je de nouveau autorisé à entrer ?
 
; — Charlie n’a pas piqué sa crise lorsque tu es passé me chercher ce matin.
J’étais toutefois certaine qu’il redeviendrait vite boudeur s’il surprenait Edward à la maison quand il rentrerait. Bah ! Je me mettrais en quatre pour le dîner.
Une fois à l’intérieur, je grimpai l’escalier, Edward sur mes talons. Il s’allongea sur mon lit et s’absorba dans la contemplation du paysage, de l’autre côté de la vitre, complètement imperméable à mon exaspération. Je rangeai mon sac, allumai l’ordinateur. Il me fallait répondre à un mail en souffrance de ma mère, et elle avait tendance à s’affoler quand je ne réagissais pas assez vite. Pendant que j’attendais que ma machine décrépite daigne se mettre en route, mes doigts tambourinèrent sur le bureau en un staccato angoissé. Soudain, sa main couvrit la mienne.
— Serait-on impatiente, aujourd’hui ? murmura-t-il.
Je relevai la tête, prête à lui lancer une repartie cinglante mais, plus proche de moi que je ne le soupçonnais, il me coupa dans mon élan. Ses prunelles dorées brûlaient à quelques centimètres à peine des miennes, et son haleine rafraîchissait ma bouche entrouverte. Je goûtais son odeur au bout de ma langue, et ma réponse spirituelle se perdit dans les limbes de l’oubli. Je ne savais même plus comment je m’appelais. Le traître ne me laissa aucune chance de recouvrer mes esprits.
Si j’avais pu, j’aurais passé l’essentiel de mon temps à embrasser Edward. Rien de ce que j’avais eu le loisir d’expérimenter n’était comparable à l’effet que me procuraient ses lèvres froides et dures comme le marbre, pourtant si douces lorsqu’elles bougeaient à l’unisson des miennes. Hélas, cette opportunité m’était rarement donnée, et je m’étonnai quelque peu lorsque ses doigts fourragèrent dans mes cheveux, amenant mon visage vers le sien. Mes bras crochetèrent sa nuque, et je regrettai de n’être pas plus forte, pas assez en tout cas pour le garder prisonnier de mon étreinte. Sa deuxième main glissa le long de mes reins, m’écrasant contre son torse de pierre. Malgré son pull, sa peau était assez glacée pour déclencher mes frissons — des frissons de plaisir. Las ! Conscient de la température qu’il dégageait, il me relâcha.
Dans trois secondes, il soupirerait et me repousserait avec diplomatie, me gratifierait d’une phrase affirmant que nous avions suffisamment mis ma vie en péril pour l’après-midi. Profitant des ultimes instants qui m’étaient accordés, je me collai à lui, me fondis dans le moule de son corps. La pointe de ma langue suivit le contour de sa lèvre inférieure, aussi lisse que si elle avait été polie, et d’une saveur sans pareille…
Il m’écarta de lui, brisant l’étau de mes bras sans difficulté — il ne s’était sans doute pas rendu compte que j’y avais mis toutes mes forces. Un rire guttural lui échappa. Ses yeux luisaient du désir qu’il disciplinait avec une rigueur ahurissante.
— Ah, Bella ! soupira-t-il.
— Je m’excuserais si j’étais désolée, mais ce n’est pas le cas.
— Ce que je devrais regretter, ce qui n’est pas le cas non plus. Je crois que je vais retourner sur le lit.
— Si tu estimes que c’est nécessaire.
J’eus droit au sourire en coin, et il se dégagea. Je secouai la tête pour tenter de m’éclaircir les idées avant de pivoter vers l’ordinateur. La bête avait chauffé et ronronnait. Enfin, gémissait plutôt.
— Transmets mes salutations à Renée.
— Bien sûr.
Je relus le message de ma mère, incrédule devant ses toquades insensées. J’en fus à la fois divertie et horrifiée, avec autant d’intensité que lors de ma première lecture. Cela lui ressemblait tellement d’oublier qu’elle souffrait d’un vertige paralysant jusqu’au moment où elle se retrouvait attachée à un parachute et à un moniteur. Je reprochais à Phil, l’homme qu’elle avait épousé environ deux ans auparavant, de l’avoir laissée s’engager dans cette aventure. Je la connaissais beaucoup mieux que lui.
Il fallait que j’apprenne à leur ficher la paix, m’exhortai-je à plusieurs reprises. J’avais consacré l’essentiel de ma vie à prendre soin de Renée, à la détourner de ses projets les plus fous, à supporter avec bonne humeur ceux dont je n’avais pas réussi à l’éloigner. J’avais toujours fait preuve d’indulgence à son égard, de condescendance, même. Ses innombrables erreurs m’amusaient. Quelle tête de linotte ! J’étais différente — réfléchie et prudente ; responsable et adulte. C’est ainsi que je me voyais, du moins. Telle était celle que je connaissais.
Le sang battant encore à mes tempes suite au baiser d’Edward, je ne pus me retenir de repenser à la bêtise qui avait le plus influencé l’existence de Renée. En sotte romantique, elle s’était mariée, sitôt le lycée terminé, à un quasi-inconnu et m’avait mise au monde un an plus tard. Elle m’avait juré n’éprouver aucun regret — j’étais le plus beau cadeau de sa vie. Nonobstant, elle m’avait seriné encore et encore que les gens intelligents considéraient le mariage avec sérieux. Les gens matures suivaient des études et entamaient une carrière avant de s’engager durablement. Elle était d’ailleurs sûre que je ne me montrerais jamais aussi irresponsable, idiote et provinciale qu’elle…
Grinçant des dents, je m’appliquai à répondre à son mot. J’en arrivais à sa phrase d’adieu quand je me souvins pourquoi j’avais tardé à écrire. « Tu ne m’as rien dit de Jacob depuis un bon moment. Que devient-il ? » Charlie avait dû l’asticoter à ce sujet, c’était à parier. Poussant un soupir, je me mis à taper à toute vitesse, la renseignant entre deux paragraphes aux propos moins brûlants.
Jacob va bien, je crois. Je ne le vois guère ; il passe la plupart de son temps avec une bande d’amis à La Push.
J’ajoutai le salut d’Edward et expédiai mon mail.
Je ne m’aperçus qu’il se tenait derrière moi qu’après avoir éteint la machine et m’être reculée. J’allais le réprimander pour avoir lu par-dessus mon épaule lorsque je me rendis compte qu’il ne me prêtait aucune attention, focalisé sur une boîte plate et noire d’où s’échappaient des fils électriques tire-bouchonnés qui n’auguraient rien de bon pour l’objet en question. Au bout d’un instant, je reconnus l’autoradio qu’Emmett, Rosalie et Jasper m’avaient offert lors de mon dernier anniversaire. J’avais complètement oublié que j’avais caché mes cadeaux au bas de mon placard, où ils prenaient la poussière.
— Nom d’un chien ! s’exclama Edward, horrifié. Que lui as-tu fait subir ?
— Je n’arrivais pas à l’extraire du tableau de bord.
— Alors, tu t’es sentie obligée de le torturer ?
— Je ne suis pas douée avec les outils, tu le sais. C’était involontaire.
— C’est un meurtre, oui ! assena-t-il en secouant le menton, l’air faussement tragique.
— Bah !
— Ils seraient blessés s’ils l’apprenaient. Heureusement que ta punition t’a tenue loin de chez nous. Je vais devoir le remplacer avant qu’ils ne remarquent quelque chose.
— C’est gentil, mais je n’ai pas l’usage d’un appareil aussi sophistiqué.
— Ce n’est pas pour toi que j’en rachèterai un.
Je me bornai à soupirer.
— Tu as vraiment maltraité tes cadeaux, ajouta-t-il, mécontent, en s’éventant avec un rectangle cartonné.
Je ne pipai mot, par crainte que ma voix ne tremblât. L’anniversaire désastreux de mes dix-huit ans et son cortège de conséquences durables n’étaient pas un moment que je souhaitais me rappeler. J’étais d’ailleurs étonnée qu’il prenne la peine de le mentionner. Il était encore plus à cran que moi sur l’événement.
— As-tu conscience qu’ils sont sur le point d’expirer ? me demanda-t-il en me tendant le papier.
C’était un autre présent, deux billets d’avion pour la Floride, donnés par Esmé et Carlisle.
— Non, dis-je d’un ton neutre. Je ne me souvenais même plus que je les avais.
Ses traits affichaient une expression à la fois réjouie et prudente.
— Il nous reste encore un peu de temp
s, poursuivit-il, impassible. Tu n’es plus punie, et nous n’avons aucun projet pour ce week-end, puisque tu refuses d’être ma cavalière au bal de fin d’année. Et si nous fêtions ta liberté retrouvée ainsi ?
— En rendant visite à Renée ?
— Il me semble t’avoir entendue dire que le territoire américain t’était permis.
Je le toisai avec suspicion, tâchant de saisir l’origine de cette surprenante proposition.
— Alors ? insista-t-il avec un grand sourire. Oui ou non ?
— Charlie s’y opposera.
— Il n’a pas le droit de t’interdire de voir ta mère. De plus, elle a officiellement ta garde.
— Personne n’a ma garde. Je suis majeure.
— Certes.
Je réfléchis pendant une bonne minute sous son œil scrutateur avant de décider que le jeu n’en valait pas la chandelle. Charlie serait furieux, non que je me rende chez ma mère, mais qu’Edward m’accompagne. Il refuserait de m’adresser la parole durant des mois, et je risquerais sûrement une nouvelle punition. Il était plus intelligent de ne pas soulever le problème. Dans quelques semaines, peut-être, en guise de récompense pour avoir obtenu mon diplôme.
J’avais pourtant très envie d’aller chez Renée. Maintenant, pas plus tard. Nous ne nous étions pas vues depuis longtemps, et pas dans les circonstances les plus favorables, qui plus était. La dernière fois que je m’étais rendue à Phoenix, j’avais terminé sur un lit d’hôpital ; la dernière fois qu’elle m’avait rejointe ici, j’étais dans un état catatonique. Pas franchement les meilleurs souvenirs que je puisse lui laisser. Du reste, si elle constatait que j’étais heureuse avec Edward, elle conseillerait peut-être à Charlie de se détendre.
— Pas ce week-end, finis-je par décréter.
— Pourquoi ?
— Je refuse de me battre avec Charlie. Pas si tôt après qu’il m’a pardonné.
— Moi, je trouve que ce serait parfait.
— Non. Une autre fois.