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HÉSITATION Page 11
HÉSITATION Read online
Page 11
— À propos de mémoire, marmonnai-je en m’écartant de lui afin de pouvoir le regarder, cela ne t’ennuierait pas de m’expliquer ce que tu as fabriqué lundi matin ? Tu t’es rappelé un truc qui a perturbé Edward.
« Perturbé » n’était pas le mot exact mais, si je voulais une réponse, mieux valait ne pas être trop sévère. Le visage de Jake s’éclaircit, et il s’esclaffa.
— Je pensais juste à toi. Il n’a pas beaucoup apprécié, hein ?
— À moi ? Comment ça, à moi ?
De nouveau, il céda à l’hilarité, quoique son rire fût plus tendu à présent.
— M’est revenu l’état dans lequel tu étais la nuit où Sam t’a retrouvée. Je le connais pour l’avoir vu dans sa tête, comme si j’avais été là. Ce souvenir l’a toujours hanté. Je me suis aussi rappelé la première fois où tu t’es pointée ici, après. Je parie que tu n’as aucune idée de ce à quoi tu ressemblais alors, Bella. Tu as mis des semaines avant de reprendre figure humaine. J’ai ravivé ton image, ces bras que tu serrais autour de toi comme pour t’empêcher de te déliter. Il m’est douloureux d’évoquer ton chagrin, bien que je n’en aie été en rien responsable. Je me suis dit que ce serait encore plus dur pour lui. Et qu’il méritait d’avoir un aperçu de ce qu’il avait fait.
Je lui frappai l’épaule. Aïe !
— Promets-moi de ne jamais recommencer, Jacob Black ! grondai-je. Jure-le-moi !
— Pas question. Je ne m’étais pas autant amusé depuis des mois.
— Aide-moi, Jake, je…
— Pas de panique ! De toute façon, je ne suis pas près de le rencontrer, alors ne t’inquiète pas.
Je bondis sur mes pieds, commençai à m’éloigner, mais il me retint. Je me débattis.
— Je fiche le camp, annonçai-je.
— Non, pas déjà. Je suis désolé. Bon… d’accord, je te le promets.
— Merci, soupirai-je.
— Allons chez moi, proposa-t-il.
— Il est temps que je me sauve. Angela Weber m’attend, et Alice est soucieuse.
— Mais tu viens juste d’arriver !
— C’est l’impression que tu as.
Le soleil était à son zénith. Comment les heures avaient-elles pu filer aussi vite ?
— Je ne sais pas quand je te reverrai, protesta-t-il, blessé.
— La prochaine fois qu’il partira, décrétai-je sous le coup de l’impulsion.
— Tu appelles ça « partir » ? Bel euphémisme pour décrire les actes de ces répugnants parasites !
— Si tu es incapable d’être gentil, tu devras te passer de moi, le menaçai-je.
De nouveau, j’essayai de me libérer, il ne céda pas.
— Réaction épidermique, ne te fâche pas, blagua-t-il.
— Je suis prête à me battre pour te revoir, à une condition. Je me fiche qu’untel soit vampire, tel autre loup-garou. C’est un débat stérile. Tu es Jacob, il est Edward, je suis Bella. Rien d’autre ne compte.
— Je suis un loup-garou, lui un vampire, tu n’y changeras rien.
— Et moi, je suis Vierge ! hurlai-je, exaspérée.
Il sourcilla, surpris, puis haussa les épaules.
— Si tu arrives à envisager les choses ainsi…
— Oui.
— Bien. Juste Bella et Jacob. Pas de Vierges stupides, ici.
Il m’adressa le sourire chaleureux et familier qui m’avait tant manqué. Je le lui retournai.
— Le temps m’a duré, sans toi, Jake.
— À moi aussi. Plus que tu ne l’imagines. Je peux espérer te revoir bientôt ?
Ses prunelles avaient un éclat joyeux, elles avaient perdu leur colère amère.
— Dès que ce sera possible.
6
Neutralité
Sur le chemin du retour, je ne prêtai guère attention à la route dont la chaussée humide luisait sous le soleil, repensant à tout ce que m’avait confié Jacob, tâchant de trier les informations, de donner un sens au fatras qui encombrait mon esprit. Je me sentais légère — Jake m’avait souri, les secrets avaient été abordés… sans être parfaite, la situation s’était améliorée. J’avais eu raison d’effectuer cette visite. Jacob avait besoin de moi, je ne courais aucun risque avec lui.
Le danger surgit de nulle part. Soudain, l’éclat aveuglant de la nationale dans mon rétroviseur fut remplacé par une Volvo argentée qui collait à mon pare-chocs arrière.
— Flûte ! marmonnai-je entre mes dents.
Je faillis me ranger sur le bas-côté, me ravisai : j’avais trop la frousse pour l’affronter tout de suite. J’avais espéré disposer d’un peu de temps… et de Charlie pour jouer les tampons — Edward n’aurait pas osé élever la voix en sa présence. Je me contraignis à fixer le pare-brise et à ignorer le véhicule qui me suivait. En poule mouillée accomplie, je me rendis droit chez Angela sans croiser une seule fois le regard qui, je le sentais, vrillait mon dos. Il m’accompagna jusqu’à destination, ne s’arrêta pas quand je me garai devant la maison des Weber. De mon côté, je l’ignorai, guère désireuse d’affronter l’expression qu’il pouvait arborer, et je me ruai vers la porte, cependant qu’il s’éloignait.
Ben m’ouvrit avant même que j’aie terminé de frapper, comme s’il s’était tenu juste derrière le battant.
— Salut, Bella ! s’exclama-t-il, surpris.
— Salut, Ben ! Angela est ici ?
Pourvu qu’elle n’ait pas oublié nos projets ! Je ne tenais pas à rentrer chez moi maintenant.
— Oui.
Au même instant, mon amie apparut en haut de l’escalier.
— Bella ! s’écria-t-elle.
Un bruit de moteur retentit dans la rue, attirant l’attention de Ben. Je ne m’alarmai pas — ces crachotements et pétarades n’avaient rien de commun avec le ronronnement de la Volvo. Sans doute le visiteur que Ben avait guetté.
— Austin est là, annonça-t-il d’ailleurs à Angela qui l’avait rejoint.
Un avertisseur claironna.
— À plus, dit Ben. Tu me manques déjà.
Passant son bras autour du cou de sa bonne amie, il l’attira à lui et l’embrassa avec fougue. Austin klaxonna de nouveau.
— Je file, Ang ! Je t’aime !
Ben se rua dehors. Angela tangua, les joues rosies, puis se ressaisit et agita le bras jusqu’à ce que les deux garçons eussent disparu. Puis elle se tourna vers moi et me sourit, un peu gênée.
— Merci, Bella. Du fond du cœur. Non seulement, tu vas m’éviter des crampes dans les doigts, mais tu m’épargnes deux longues heures d’ennui devant un film d’arts martiaux sans intrigue et mal doublé.
— Toujours ravie de te rendre service.
J’étais déjà moins nerveuse, je respirais mieux. Tout était tellement ordinaire, ici. Les événements banalement humains qui ponctuaient la vie d’Angela me rassuraient. Savoir que l’existence pouvait être normale m’emplissait d’un étrange sentiment de bien-être. Je suivis mon amie dans le couloir, au milieu d’un fouillis de jouets qu’elle écarta du pied.
— Où est passée toute la famille ?
— Mes parents ont emmené les jumeaux à une fête d’anniversaire à Port Angeles. Je n’en reviens pas que tu aies accepté de m’aider. Ben s’est défilé en s’inventant une tendinite.
— Ça ne me dérange pas du tout.
Nous entrâmes dans sa chambre, et je découvris la pile d’enveloppes qui nous attendaient.
— Oh ! murmurai-je.
Angela se tourna vers moi et m’adressa un regard d’excuse. Je comprenais maintenant pourquoi elle avait tant repoussé la corvée et pourquoi Ben l’avait esquivée.
— Je croyais que tu exagérais, avouai-je.
— J’aurais bien aimé. Toujours partante ?
— Allons-y. Je n’ai rien de mieux à faire, de toute façon.
Angela divisa le tas en deux et posa le carnet d’adresses de sa mère entre nous. Nous nous attaquâmes au pensum avec application et, au début, seul résonna le bruit de nos plumes s
ur le papier.
— Edward est absent ? me demanda Angela au bout d’un moment.
Mon stylo écorcha l’enveloppe que j’étais en train de rédiger.
— Emmett est rentré pour le week-end. Ils devaient partir en randonnée.
— Tu n’as pas l’air d’en être très sûre.
Je haussai les épaules.
— Tu as de la chance qu’Edward ait des frères. Si Austin n’était pas là pour Ben et leurs trucs de garçons, je ne sais pas comment je tiendrais le coup. Je ne suis pas du genre à être tout le temps dehors.
Elle se concentra quelques minutes sur son travail, j’écrivis quatre nouvelles adresses. En compagnie d’Angela, le silence n’exigeait jamais qu’on le comblât. Comme Charlie, elle n’éprouvait pas le besoin de parler à tout bout de champ. Comme lui cependant, elle était parfois un peu trop observatrice.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-elle un peu après. Tu sembles… anxieuse.
— C’est donc si évident ? marmonnai-je, penaude.
— Non, ça se devine, c’est tout.
Un petit mensonge sans doute, histoire de ne pas m’enfoncer.
— Tu n’es pas obligée d’en parler, assura-t-elle. Mais je suis prête à t’écouter si ça peut t’aider.
Je m’apprêtais à la remercier, sans donner suite — j’étais liée par trop de secrets que je n’avais pas le droit d’évoquer avec des humains —, mais ressentis brusquement une étrange urgence à me confier à une amie, à l’instar de n’importe quelle adolescente. Je regrettais que mes soucis ne fussent assez simples pour pouvoir les décortiquer en toute confiance avec une personne extérieure au conflit entre vampires et loups-garous, quelqu’un capable de mettre les choses en perspective, en dehors de tout parti pris.
— Oublie, murmura Angela avec bonne humeur. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas.
— Non. Tu as raison. Je suis préoccupée. C’est… c’est Edward.
— Que se passe-t-il ?
Il était si facile de parler à Angela ! Dans sa bouche, la question ne relevait en rien d’une curiosité morbide ni d’une soif de ragots, au contraire de Jessica, par exemple. Son intérêt était sincère.
— Il est furieux après moi.
— J’ai du mal à le croire. Que te reproche-t-il ?
— Tu te souviens de Jacob Black ?
— Ah !
— Oui.
— Il est jaloux.
— Non, ce n’est pas ça…
Je m’interrompis, m’apercevant un peu tard que j’aurais mieux fait de me taire. Comment expliquer la situation sans enfreindre les règles ? Pourtant, j’avais soif de me lâcher, tant j’étais frustrée de conversations normales.
— Edward estime que Jacob… a une mauvaise influence sur moi, repris-je. Qu’il est… dangereux. Or, tu sais que j’ai déjà eu pas mal d’ennuis il y a quelques mois… c’est idiot.
À ma grande surprise, Angela secoua la tête.
— Quoi ? demandai-je.
— Bella, j’ai vu la manière dont Jacob Black te regarde. Crois-moi, c’est la jalousie le vrai problème.
— Jacob n’est pas comme ça.
— À tes yeux. Toutefois…
— Il connaît mes sentiments pour Edward. Je ne lui ai rien caché.
— Edward est humain. Il réagit comme n’importe quel garçon.
Cette assertion m’arracha une grimace.
— Détends-toi, dit-elle en me tapotant la main. Ça lui passera.
— Je l’espère. Jake traverse une période difficile. Il a besoin de moi.
— Vous êtes très proches, hein ?
— Comme un frère et une sœur.
— Et Edward ne l’apprécie pas. C’est difficile, j’imagine. Je ne sais pas comment Ben réagirait dans la même situation.
— Comme n’importe quel garçon, plaisantai-je.
— Sûrement, s’esclaffa-t-elle.
Puis, sentant que je ne voulais — ne pouvais — pas m’étendre plus avant sur la question, et n’étant pas du genre à insister, elle changea de sujet.
— J’ai appris hier dans quel dortoir je serais à la rentrée prochaine, m’annonça-t-elle. Comme par hasard, c’est l’un des plus reculés du campus.
— Et Ben ?
— Il sera dans la résidence la plus proche de la fac. Quel veinard ! Et toi ? Tu as choisi ton université ?
Je baissai les yeux sur mes pattes de mouche. Durant quelques instants, je songeai à Angela et Ben s’installant à Seattle. La ville aurait-elle retrouvé la paix d’ici là ? Le jeune vampire qu’avait évoqué Edward serait-il parti ailleurs ? Un autre endroit serait-il en proie à l’angoisse en lisant les gros titres du journal local annonçant des meurtres abominables ? Serais-je la responsable de ces gros titres ?
— Celle d’Alaska, je pense, finis-je par répondre. Juneau.
— Ah bon ? s’étonna-t-elle. C’est super… Je pensais cependant que tu aurais préféré un coin… un peu plus chaud.
— Il faut croire que Forks m’a changée, rigolai-je.
— Et Edward ?
— Il ne craint pas le froid.
— Tant mieux. N’empêche, c’est si loin. Tu ne pourras pas revenir très souvent. Tu me manqueras. Tu m’enverras des mails ?
Un chagrin diffus se répandit en moi. Me rapprocher d’Angela maintenant était peut-être une erreur. D’un autre côté, n’aurait-il pas été encore plus triste de manquer cette ultime occasion de le faire ? Je me sortis de ces sombres pensées par une pirouette.
— Bien sûr ! Enfin, si j’arrive encore à taper sur mon clavier après avoir écrit toutes ces adresses.
Ce fut en riant que nous continuâmes, bavardant joyeusement de nos futures unités de valeur, ce qui me permit de ne plus réfléchir à l’avenir. Au demeurant, un souci plus urgent m’attendait ce jour-là — le courroux d’Edward. Je gagnai un peu de répit en aidant à coller les timbres.
— Alors, ces mains ? s’enquit Angela quand nous eûmes terminé.
— Elles s’en remettront ! dis-je en pliant et dépliant mes doigts.
En bas, la porte d’entrée claqua.
— Ang ? appela Ben.
— Il est temps que je me sauve, murmurai-je.
— Reste, si tu veux. Mais je te préviens, il risque de nous raconter son film dans les moindres détails.
— Charlie va s’inquiéter.
— En tout cas, merci.
— De rien. Je me suis bien amusée. Il faudra qu’on renouvelle ce moment entre filles.
— Aucun souci.
On frappa légèrement à la porte de la chambre.
— Entre, Ben !
Je me levai et m’étirai.
— Tu as survécu, Bella ! s’exclama Ben en se dépêchant de gagner ma place près d’Angela. Joli boulot, ajouta-t-il après avoir contemplé le tas d’enveloppes prêtes à être expédiées. Dommage qu’il n’en reste plus. J’aurais…
Il s’interrompit avant de reprendre d’une voix excitée :
— C’est trop nul que tu aies raté le film, Ang ! Le combat final, c’était quelque chose ! Génial ! Tu aurais vu ce type… Il faut absolument que tu y ailles si tu veux saisir toute la portée du truc.
Angela leva les yeux au ciel.
— À plus ! lançai-je avec un rire nerveux.
— C’est ça, soupira-t-elle.
Je regagnai ma camionnette dans un état d’extrême nervosité, n’aperçus personne. Je passai l’essentiel du chemin à jeter des coups d’œil dans mon rétroviseur, sans repérer la Volvo argent. Elle n’était pas garée devant chez nous non plus, quand j’y arrivai.
— Bella ? me héla Charlie.
— Salut, papa.
Il était devant la télévision.
— Bonne journée ?
— Oui. Comme ils n’avaient pas besoin de moi au travail, je suis allée à La Push.
Autant le lui révéler tout de suite. Cela lui ferait plaisir, et Billy le lui apprendrait tôt ou tard. Son visage n’exprima d’ailleurs pas
de réelle surprise — il était déjà au courant.
— Comment va Jacob ? demanda-t-il en feignant l’indifférence.
— Bien, répondis-je avec une identique désinvolture.
— Tu es passée chez les Weber ?
— Oui. Nous avons terminé les invitations d’Angela.
— Formidable ! Je suis heureux que tu aies consacré un peu de ton temps à tes amis.
— Moi aussi.
Cet intérêt pour mes activités me sembla étrange. Je me rendis à la cuisine, histoire de calmer mon anxiété en m’occupant. Malheureusement, Charlie avait nettoyé les reliefs de son déjeuner. Je lambinai durant quelques minutes, contemplant le carré de lumière vive que le soleil dessinait sur le sol. Bon, autant y aller, je ne pouvais reculer indéfiniment les choses.
— Je monte travailler, annonçai-je, maussade, en me dirigeant vers l’escalier.
— Oui, à tout à l’heure.
Si j’étais encore vivante.
Je refermai soigneusement la porte de ma chambre avant de me retourner. Naturellement, il m’attendait, dans l’ombre de la fenêtre ouverte. Ses traits étaient durs, son attitude rigide. Il me toisa sans mot dire, et je me recroquevillai, prête à subir un torrent de reproches, qui ne vint pas toutefois. Edward continua à me fixer, trop furieux pour s’exprimer.
— Salut ! finis-je par chuchoter.
J’eus l’impression d’être devant une statue. Je comptai jusqu’à cent — il ne rompit pas le silence.
— Euh… je suis vivante.
Un grondement sourd monta de sa poitrine.
— Aucun bobo, insistai-je.
Il réagit enfin. Fermant les paupières, il se pinça l’arête du nez.
— J’ai failli franchir la frontière, Bella, murmura-t-il. Te rends-tu compte que j’ai manqué de rompre le traité rien que pour venir te chercher ? Comprends-tu ce à quoi cela aurait mené ?
J’étouffai un gémissement, il ouvrit les yeux, des yeux aussi froids et intraitables que la nuit.
— Je te l’interdis ! lançai-je. Ils sont prêts à n’importe quelle excuse pour se battre. Ils adoreraient ça. Ne transgresse jamais les règles établies !
— Ils ne seraient sûrement pas les seuls qu’une bonne bagarre ravirait.
— Pas de ça ! Vous avez accepté une trêve, tenez-vous-y.
— S’il t’avait blessée…